10 septembre 1570
Ma femme,
vous entendez bien que ce n’est pas le tout d’un galant homme, aux règles de ce temps ici, de vous courtiser et caresser encore ; car ils disent qu’un habile homme peut bien prendre femme ; mais que de l’épouser c’est à faire à un sot.
Laissons les dire : je me tiens, de ma part, à la simple façon du vieil âge ; aussi en porté-je tantôt le poil, et, de vrai, la nouveauté coûte si cher jusqu’à cette heure à ce pauvre état (et si [=et pourtant] je ne sais si nous en sommes à la dernière enchère) qu’en tout et partout j’en quitte le parti. Vivons, ma femme, vous et moi, à la belle française. Or, il vous peut souvenir que feu monsieur de La Boétie, ce mien cher frère, et compagnon inviolable, me donna, mourant, ses papiers et ses ivres, qui m’ont été, depuis, le plus favori meuble des miens.
Je ne veux pas chichement en user moi seul, ni ne mérite qu’ils ne servent qu’à moi : à cette cause, il m’a pris envie d’en faire part à mes amis. Et parce que je n’en ai, ce crois-je, nul plus privé [=intime] que vous, je vous envoie la lettre consolatoire de Plutarque à sa femme, traduite par lui en français : bien marri de quoi la fortune vous a rendu ce présent si propre, et que, n’ayant enfant qu’une fille longuement attendue, au bout de quatre ans de notre mariage, il a fallu que vous l’ayez perdue dans le deuxième an de sa vie.
Mais je laisse à Plutarque la charge de vous consoler, et de vous avertir de votre devoir en cela, vous priant [de] le croire pour l’amour de moi ; car il vous découvrira mes intentions, et ce qui se peut alléguer en cela, beaucoup mieux que je ne ferais moi-même.
Sur ce, ma femme, je me recommande bien fort à votre bonne grâce, et prie Dieu qu’il vous maintienne en sa garde.
De Paris, ce 10 septembre 1570,
Michel de Montaigne
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